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Le Musée Gentilhomme
10 novembre 2014

Les Ménines de Vélasquez et une correspondance abstraite

 

Les Ménines (1656) par Diego Vélasquez

 

Les Ménines sont à Vélasquez ce que La Joconde est à Vinci. Un fort pouvoir magnétique. Si celui-ci, après explications, reste entier par la force irréductible de l'image, nous allons tenter de percer le mystère de cette si forte attraction par ses différents composants. Pour ce faire, nous allons essayer de voir des yeux du peintre, c'est à dire de Vélasquez, mais il ne faut jamais oublier que la vision donnée est celle de moi-même, et c'est un oeil d'artiste et de poète (qui ne cherche pas à identifier les personnes, se contentant de noter comme tout le monde qu'on est en présence d'une infante et de sa cour dont fait partie le peintre.  Pensons avec lui, avec moi, ce qui fait que ce tableau assez terne, comme la Joconde (par rapport à un Van Gogh qui a pourtant eu une période terreuse qu'il appelait "couleur patate") a de si fascinant. D'autant plus que dans toute la moitié supérieure du tableau, c'est pour ainsi dire du vide contrastant avec le presque trop plein - étant donné son foisonnement et sa complexité: on n'y voit dans cette moitié supérieure que noirs, gris, bruns, que plafond avec porte-chandelles et murs, on devine des tableaux, point. Autant dire qu'il  n'y a rien à voir.

 Cela nous fait porter d'autant plus d'attention au sujet de la toile se concentrant dans la moitié inférieure.

 Celle-ci comporte douze présences humaines. Faut-il le dire? on est en Espagne et toutes les personnes présentes parlent en espagnol. Cela peut paraître banal, mais c'est quelque chose qu'on pense rarement en regardant un tableau, surtout d'une nation étrangère. Là, on aurait un parler chantant.

D'entre ces douze personnes,  huit nous regardent.  Deux sont vraiment à part du fait qu'ils appartiennent à un tableau accroché au mur du fond, et sur les six autres, l'un se différencie par sa non franchise.

Pour le reste cela forme comme un seul regard qui serait démultiplié et par cela même multiplierai  l'attraction par le carré de leur nombre, qu'il faudrait encore multiplier par le nombre d'individus ne "nous" regardant pas. Ce tableau agirait en effet comme un aimant sur nous, avec son pôle positif et son pôle négatif, les deux s'associant par contraste pour attirer nos regards. Autrement dit, il s'agit d'un clair-obscur qui ne l'est pas seulement par contraste de zones picturales sombres avec celles lumineuses, mais aussi par ses composants : le clair prend chair et force par l'obscur à travers les regards dirigés vers "nous" et ceux qui ne le sont pas. On peut se demander si la force serait aussi grande si tous les personnages nous regardaient (y compris le chien!). Ce serait assez dérangeant, je pense. Or, nous ne sommes pas troublés. Juste fascinés. Mais les sept regardants, que regardent t-ils en fait? A priori nous, puisque toute oeuvre est faite pour un spectateur extérieur à la toile (le peintre en premier lieu), ce que le dos du châssis de la toile au premier plan, pour ainsi dire d'une hauteur égale à celle de l'oeuvre que nous observons, pourrait signifier. Le peintre - Vélasquez en personne - se trouve devant sa toile, suspendant son pinceau au-dessus de sa palette, mais nous ne voyons pas ce qu'il peint. Il s'est arrêté de peindre, comme surpris par la venue d'un étranger. Il aurait été étrange que le maître de vision, que celui qui "donne à voir", ne s'associe pas aux autres regardants. Mais n'avez-vous pas vu un jour de tels regards se poser sur vous, en entrant dans un café, par exemple ? Et encore, bien souvent ce sont tous les regards qui se tournent vers nous, et qui peut donner une gêne à l'étranger, ce que le tableau de Vélasquez évite. D'ailleurs, la famille royale pour laquelle il a peint ce tableau aurait refusée l'oeuvre. Remarquons que cette venue qui nous est aussi invisible que ce que peint le peintre dans son atelier - car tel est le lieu où nous nous trouvons -, a pu se faire par une autre porte qui se trouverait dans la direction où nous sommes et qui nous confond avec le visiteur interne au tableau. Imaginez un instant que cet homme qu'on voit au fond soit en fait celui qui vient d'entrer dans l'atelier et que regardent la moitié des autres personnes: la perspective s'inverse et c'est un homme s'apprêtant à sortir de l'atelier qui est regardé par les autres (ceux regardant) . En effet, Vélasquez a pu projeter l'entrée devant lui, alors qu'elle se trouvait à l'endroit où nous sommes. Mais dans le cas d'une venue d'un autre homme par une autre porte, celle-ci aurait  fait un bruit qui aurait fait se retourner l'homme qu'on voit tout au fond, lequel, s'apprêtant à sortir dans la lumière du jour qu'encadre la porte ouverte et qui découpe nettement sa silhouette noire,  jette un regard de loin. Vélasquez recomposerait une scène où il était en train de peindre dans son atelier, entouré de la cour royale et de suivants, quand soudain quelqu'un entra, ou qui, s'apprêtant à sortir, se retourna pour dire quelques mots. Il s'agit d'une possibilité parmi d'autres. Mais revenons à l'homme du fond. De là où il est, son regard vient frôler la tête du personnage central: l'infante. Celle-ci serait l'image de la grâce affectée, son contraire se trouvant incarné en une naine, à droite, la personne  le plus proche de nous physiquement et mettant sa main sur son coeur.

Revenons au peintre. Ne serait-ce pas lui qu'on regarde, que lui-même regarde? N'est-ce pas lui l'objet des sept regards convergeant vers un point se situant devant lui, au centre de la toile. De ce point central invisible, n'est-ce pas lui qui peint et se projette sur sa toile en tant que peintre peignant un tableau? Suivant cette autre hypothèse ou perspective, le peintre était donc en réalité à la place du spectateur que nous sommes, en train de peindre. Mais quel tableau? Le même que celui que nous voyons. En bref, il aurait peint ce qu'il voyait, ou une scène vue à laquelle il se serait ajouté en tant que peintre peignant, donnant par miroir, à travers l'homme du fond, l'illusion d'une intervention extérieure à lui-même qui aurait suspendu,  interrompu son travail, alors qu'en réalité on pose pour lui et  l'homme qui s'apprête à sortir n'est que le superviseur de l'avancée de l'oeuvre en quelque sorte, lui disant peut-être quelques mots de loin. Ce qui suggère qu'il est en train de peindre Les Ménines est la grandeur de la toile. Les Ménines mesure trois mètres de hauteur. Regardez: le si peu que l'on voit de l'arrière du châssis, à titre indicatif, est divisé en trois parties. Imaginez que le peintre se soit représenté juste derrière le châssis. Sa tête ne dépasserait pas le deuxième linteau. Et le tableau s'en trouverait fortement modifié, bouleversé dans sa conception. On se demanderait ce qu'il fait là. Regardez maintenant les deux grands tableaux : ils pourraient s'encastrer entre les deux linteaux du châssis. Il resterait encore une marge. Cela veut dire que ces tableaux sont au moins aussi grands, sinon plus que celui qu'il est en train de peindre. De ce que nous pouvons voir de la pièce où la scène a lieu, elle mesure au moins dix mètres de large. Et on imagine bien que la profondeur est similaire entre le devant et le fond, par lequel on peut s'échapper par l'escalier qu'a emprunté l'homme qui s'est retourné pour regarder, sa main droite accrochée à ce qui semblait un rideau. Maintenant, passons notre regard de cette ouverture lumineuse à une autre qui l'est autant, mais de manière surnaturelle. En effet, en-dessous des deux grands tableaux sombres et centré par rapport à eux, se trouve un étrange rectangle défiant les lois de la nature, de l'optique par rapport à la perspective: il devrait être aussi sombre et flou que les autres. En son sein, on perçoit  les bustes d'un homme et d'une femme sans doute, sans doute un couple, et de même qu'on ne peut identifier les personnes présentes, à part le peintre lui-même, sans le secours des historiens, de même en est-il pour les personnes de ce tableau: ainsi sait-on qu'il s'agit d'une représentation des aïeux de l'infante: et comme il est primordial de savoir d'où l'on vient, ce n'est pas un hasard que celle-ci se situe derrière, dans le prolongement de sa tête, et fasse ainsi comme une ombre portée.  De savoir l'identité modifie aussi la portée de l'oeuvre et ouvre d'autres portes dans notre imaginaire. D'aucuns y voient non pas un tableau mais un miroir, pas seulement spirituel mais physique. Je n'arrive personnellement pas à voir ce rectangle tel, car où se situeraient le couple royal s'y reflétant? A moins d'y voir encore plus de surnaturel qu'il y en a... Ce que voit l'oeil qui sait voir sans savoir (un peu comme un enfant, et un peu comme un artiste), c'est que ce rectangle (ayant cadre), de la hauteur de la porte si cette dernière n'était en fait plus en retrait (ce qu'indique l'escalier) contraste fortement et irrationnellement avec avec ceux sombres, ternes et brouillés qui le surplombent. Seule la fée électricité n'ayant pas à l'époque fait encore son coup de baguette magique aurait pu expliquer ce phénomène: ainsi voit-on maintenant dans les musées des tableaux éclairés. Il fallait bien de l'audace à l'époque pour, dans un but symbolique, faire que ce rectangle s'éclaire comme une luciole. Il faut être poète aussi. En occultant la porte qui nous laisse à penser que dehors il fait jour, on pourrait croire que ce sont deux personnes dans une rue éclairée qui, de derrière la fenêtre, regardent la scène intérieure. En fait, les peintres, à partir de la Renaissance avec Léonard de Vinci, mais surtout à partir du 17ème siècle avec Rembrandt, Le Caravage, Georges de La Tour, les trois grands représentants de l'école dite du "clair-obscur" dans trois styles totalement différents , sont de superbes éclairagistes de théâtre avant l'heure, mais Vélasquez qui a fait déjà un superbe braquage de projecteur sur l'infante et ses suivantes a fait en plus un pas audacieux et novateur par ce tableau-miroir.  Que ce soit un miroir ou un tableau faisant office de miroir spirituel et qu'on ne peut louper, situé comme il l'est, on ne peut expliquer rationnellement la grande tache vermillon en haut à gauche. Le peintre agit en peintre de la modernité tel que fut notamment Gauguin: la composition a ses lois que la raison ne connaît pas. Disons que le peintre illustre la raison non rationnelle,  la raison du sentiment: "il n'y a pas de hasard dans l'art pas plus que la mécanique", aurait-il pu souscrire avec Baudelaire. Il sait que cette tache vermillon est juste comme une note de musique juste: non seulement elle attire l'oeil sur le portrait des aïeux, non seulement elle rehausse son obscurité ainsi que souligne l'importance de leur présence, mais en plus, elle vient faire écho avec les fleurs vermillons de la robe de l'infante, avec le vermillon sur la palette du peintre et même avec le rose des joues des deux Ménines tirant sur le vermillon. D'un point de vue pictural, c'est une totale réussite.

Nous nous sommes occupé de six regards. Il nous en reste un. Celui-ci est placé à peu près au milieu de la pièce ou au milieu du tableau dans le sens de la profondeur, devrait-on dire, s'il n'y avait un prolongement par l'escalier menant droit dehors (si on veut sortir du tableau, c'est par là, pourrait dire le peintre, mais on sait qu'on a qu'à cesser de le regarder, à aller ailleurs). Ce dernier regard provient d'un homme ou d'une femme (l'obscurité environnante ne permet pas de trancher). Celui--ci est vêtu de noir et a les mains nouées sur le ventre. Une bonne soeur coiffée de noir et blanc penche sa tête vers lui pour lui parler; sa gestuelle venant souligner sa parole d'une musicalité chantante, peut-on déduire du lieu, du contexte, prouve qu'elle parle. Nous ne saurons jamais les seuls mots qu'on aurait pu entendre. Même de façon discrète, cette touche apporte de la vie et du mouvement, de la spontanéité, de l'humanité dans un tableau qui serait trop austère sinon et trop dérangeant. Mais cette touche n'aurait pas suffit pour que l'on soit conquis, pour faire que l'on ne détourne rapidement le regard, pour faire finalement sa célébrité, on le verra.

A présent, venons au motif central: l'infante. Cette petite fille qui est reine.

C'est elle qui aimante avec la plus grande force notre regard: n'est-ce pas parce que pour nous, surtout, regardant avec plusieurs siècles "de retard" par rapport à ses contemporains, elle est une étrange présence de par sa robe "cloche" (notre expression "être cloche" pourrait venir de là) qui éclate par sa blancheur rehaussée de rouge, son jeune âge portant déjà la responsabilité d'un adulte et en plus la dignité d'une reine devant laquelle s'inclinent, l'une à sa droite, l'autre à sa gauche, deux ménines ou jeunes suivantes, mais plus âgées qu'elle, toutes deux aussi "cloches", l'une d'elles carrément à genoux. Certes, elle est aussi à sa hauteur pour l'écouter, lui parler, recevoir ses ordres éventuellement. Ce motif qui est au tableau ce qu'est aujourd'hui à une pièce une ampoule allumée est celui sans lequel quatre siècles plus tard un Picasso n'aurait pas peint sur le motif cinquante huit fois, obsédé qu'il fut par la force de cette image qui fonctionne comme aujourd'hui une mascotte et qui devait aussi le passionner, l'interroger notamment sur l'enfance. N'oublions pas que Picasso est un des derniers peintres ayant connu l'académie des Beaux-Arts et celui qui, cherchant à se dégager radicalement de cette contrainte - lui aussi savait dessiner très bien très tôt - a voulu peindre comme un enfant. Et ce fut le père qui  explora le mieux en tant qu'artiste (l'inverse est aussi vrai) le monde de l'enfance - et il a sans doute joué un rôle primordial dans la mise en valeur du "dessin d'enfant". Enfin l'enfant exprime ce qui est de sa nature à exprimer! Bref, sa série des Ménines modernes, comme il y eut une "Moderne olympia" avec Manet, témoigne du pouvoir qu'une oeuvre peut exercer sur l'oeil, combien elle peut devenir fertilisante pour l'esprit - en particulier d'un peintre. Il semble certain que, pour nous, l'infante en jean n'aurait pas le même attrait, le même pouvoir.

 J'ai depuis longtemps été impressionné par le tableau de Vélasquez montrant un petit prince à cheval, celui-ci cambré sur ses pattes arrières et parfaitement maîtrisé (Il s'agit de Le Prince Baltazar Carlos à cheval.) Pour nous qui vivons à une époque où on parle d'"enfants rois" en déplorant ce fait lié à une éducation non structurée et manquant de limites, cela nous fait drôle de voir que l'enfant à cette époque de Vélasquez soit considéré comme un adulte. On est amené à nous interroger sur l'éducation, la culture, sur l'inné et l'acquis. Il me paraît clair que l'enfant peut être un perroquet du monde des adultes, mais pas un adulte qui devrait avoir eu une enfance, avoir grandi à un rythme naturel, avoir franchi étape après étape, enfin été mûri par les expériences. A l'époque de Vélasquez, mais ce fait existe depuis que la monarchie existe, l'enfant destiné à régner était soumis à sa pure fonctionnalité: être la représentation du pouvoir divin sur terre. Considérée apte par ses capacités qu'on développait très tôt (quand elles n'étaient pas soumise à la physiologie), nulle psychologie n'intervenait, ne venait contrarier l'ordre des choses "voulu par Dieu". Aurait-elle pu être mariée à l'âge qu'elle a, qu'on l'aurait montrée aux côtés de son roi choisi par ses parents; aurait-elle pu avoir un enfant qu'elle en aurait eu un et présenté aussi dans la toile, comme garant d'une succession - surtout si cet enfant était un garçon. On traite comme un adulte un enfant sachant s'exprimer comme un adulte. Aussi nulle tableau ne montre mieux cette condition que dans  Les Ménines, où l'infante est  placée, par volonté, par culture, tradition royale, au-dessus de tous ses sujets autour, même de Vélasquez qui pourrait être son père ou son grand-père. Il est "l'enfant roi" au sens littéral. Celle qui semble faite pour régner, et l'oeuvre de Vélasquez était, je viens de l'apprendre, destinée à être une propagande politique en faveur du choix de la future reine par le roi. Il faut lire l'article à l'adresse suivante (http://leblogdesmenines.blogspot.fr/2011/12/les-portraits-de-linfante-marguerite.html), traitant de tous le portraits de l'infante à partir de ses deux-trois ans (ici elle en a sept) pour se rendre compte que "l'enfant intérieur" tellement mis en valeur chez l'adulte aujourd'hui - grâce à l'apport de la psychologie qui fut ensuite récupéré à un niveau spirituel - est inexistant. Pourtant cette petite fille si contrainte dans son être (à l'image des bébés langés), mais au point de n'avoir ni le droit de rire, ni de sourire en public, ni d'être touchée, ne devait aspirer qu'à jouer tout comme l'enfant, le "petit prince" qu'on voit à droite et dont on parlera plus amplement bientôt. Cela montre que, bien que répondant à une commande en vue d'une propagande, le peintre de cour se fait subtilement critique, avant-gardiste de notre époque ou intuitivement "voyant" en plaçant le jeu, la décontraction, l'expression libre de l'être au premier plan, comme un coup de pied dans les conventions.

Justement, venons-en à cet autre motif formant une scène à part entière, bien plus forte que celle en retrait évoquée plus haut. Sans cette scène située à l'avant-scène, à droite, plus proche de nous encore que la naine: un petit garçon, cheveux longs, habillé en prince dans une "salopette" rouge pose un pied joueur, enquiquineur, caressant, - ce qui n'exclut pas non plus d'y voir un symbole de domination, de pouvoir, thème du tableau, mais qui serait détourné de façon habile, car l'enfant est dans un esprit ludique), oui, l'enfant du pied vient titiller un gros chien couché, impassible. Remarquons au passage que sa patte touche le bord inférieur du tableau alors que pas même le chassis du tableau ne le fait. Ce chien et l'enfant sont traversé du fluide de vie plus qu'ailleurs. Pour l'enfant, toute sa posture équilibriste, jambes et bras, tête, ont un dynamisme extraordinaire et dynamise l'oeuvre par cela même, au point qu'on a envie de dire: en dépit même de l'infante, sans lui  et son "objet", le tableau manquerait de vie et ne serait pas le chef-d'oeuvre qui a tant fait coulé d'encre et qui a tant attiré les foules. Et ce chien sage paraissant plongé dans de profondes pensées, quel morceau de peinture à lui seul! On sent le soyeux du poil, la souplesse de la peau, la musculature des membres, le battement de son coeur sous son noble poitrail, le souffle sortant de ses narines, la sensibilité de ses oreilles, enfin. C'est cet animal familier qui nous est et sera toujours le plus familier, car son "costume" ne varie pas de siècles en siècles, alors que le reste nous semblera toujours curieux et lointain, hormis le jeune garçon, parce qu'il entre en communion avec ce chien, tout comme nous. Le pied sur le dos d'un animal à truffe, c'est de la part du peintre un joli pied de nez!

 Il est le seul à être là sans savoir pourquoi, à savoir qu'il s'agit de la visite d'une cour princière, commandatrice du tableau, au peintre dans son atelier. Ce portrait "de famille" et sa cour (incluant le peintre qui a fait un autoportrait par la même occasion) devient pour nous un tableau "historique", témoin d'un temps révolu, non seulement celui où on s'habillait, s'"accoutrait" comme on voit (le jugement étant affaire culturelle...), mais celui où les artistes étaient au service du roi et de la reine.  On pourrait à présent se pencher sur les détails concernant l'identité des personnes présentes dans ce tableau, à part Vélasquez et l'infante qui disons-le est Marguerite-Thérèse d'Autriche, qui mourra à l'accouchement de son quatrième enfant à l'âge de 22 ans, après une vie usante d'impératrice et de reine et d'une santé affaiblie par les mariages consanguins. Pour le reste, toutes les personnes ont été identifiées  et il ne m'apporte pas grand chose de plus de le savoir. Sauf si je voulais partir de ce tableau pour faire un roman...


J'aimerais attirer l'attention sur  l'éclairage de l'avant-scène: il y a comme un projecteur sur la petite reine et ses "satellites". Remarquons aussi que le sol est de la même couleur et luminosité, pour ainsi dire, que cette drôle de porte au fond qui paraît comme alvéolée de carrés et rectangles. J'ajouterai encore que le chien est la simplicité même au regard de la complexité du tableau qui peut devenir aisément un sujet philosophique, un jeu de miroir vertigineux à la Borges, comme l'a appréhendé Michel Foucault dans "Les mots et les choses", mais quand bien même les propos sont pertinents, la complexité de langage est à dégoûter l'amateur face à cette oeuvre  majeure de l'art occidental. Oeuvre qui offre déjà beaucoup sans un mot, mais le spectateur a aussi besoin de mots sur les choses pour mieux regarder, mieux comprendre, mieux apprécier. La meilleure façon d'appréhender une oeuvre est de de faire en sorte qu'un non voyant puisse voir au mieux. Il faut donc être à l'image du chien qui pourrait être un "chien d'aveugle" que le garçon cherche peut-être à réveiller. Mais je me sens un peu chien aveugle aussi lorsque j'apprends que, selon l''interprétation la plus commune, le miroir réfléchit le couple royal en train de poser pour Vélazquez pendant que leur fille les regarde. Comment ce qui est pour ainsi dire la première chose à voir et à comprendre a pu m'échapper? Vous avez vu plus haut que pour moi, je ne m'expliquais pas comment cela pouvait être un miroir. Maintenant, je sais que l'oeuvre de Vélasquez a probablement été fortement inspirée de cet autre chef d'oeuvre vis à vis duquel j'avais bien vu une parenté: Les Époux Arnolfini (1483), chef-d'oeuvre de Van Eyck peint à la fin du Moyen-Age (1483) et qu'il a pu voir accroché dans le palais de Philippe IV, tableau où se trouve aussi un miroir en arrière plan et qui est pour beaucoup dans sa célébrité.  Bien d'autres choses, analyses ont été dites à propos des Ménines (titre étrange par rapport au sujet principal qui est l'infante), et je veux me cantonner à ma vision, même imparfaite et lacunaire. Mais il me semblait primordial d'au moins d'indiquer qui réellement occuperait la place du spectateur.

Mais voilà que je me ravise. Ma première impression était bonne. L'infante comme les autres regardant vers nous, y compris celle qui a un regard de dessous - et sur laquelle j'ai un peu fait l'impasse, ne peuvent porter sur le couple royal le regard qu'ils portent. Encore une fois, devant un troubadour se pointant à l'improviste et chantant, cela est crédible. D'autre part, Vélasquez joue avec les apparences trompeuses, il nous donne l'illusion d'un reflet du  roi et de la reine qui ne peut s'expliquer que par leur présence dans l'atelier à la place du spectateur. Or, on voit une infante comme se regardant dans un miroir, et c'est un geste symbolique et le tableau illuminé qui fonctionne comme un miroir a une présence aussi symbolique: elle est fille du roi et de la reine. Elle est donc digne d'accéder au rang de ses parents, d'être l'héritière (rappelons que c'est un tableau de propagande "électorale") Son regard prend aussi à témoin tout spectateur. Les autres qui "nous" regardent soutiennent cette élection par un regard persuasif. Le peintre notamment se montre dans toute sa grandeur, sa noblesse, qui dans son art égale le pouvoir des souverains desquels il est au service. La grandeur  du tableau qui nous caché est très persuasif aussi. L'homme sur l'escalier s'est arrêté et retourné pour dire au spectateur, aux "électeurs" (principalement le roi et ses influents): "Votez pour elle". La deuxième infante, le buste incliné vers la reine, mais plus préoccupé par le jugement du spectateur dit de façon presque intimidante: "Dites, vous la voulez pour reine..." La bonne soeur transmet un message allant dans ce sens, et le regard de l'homme à ses côtés, ambassadeur dans l'ombre, se joint aux autres regards.  Le regard de l'infante, pour revenir à elle, il est double puisqu'elle aussi regarde le public, l'affrontant, elle, d'un regard de biais, mais perçant, toute contenance prise et  ignorant royalement le flacon rouge dans un plateau que lui présente à sa droite l'infante à genoux, qui la sert comme une reine, preuve qu'elle est digne de l'être.

 C'est assez, maintenant.

A présent, tournez la page, il y a une une surprise, une correspondance surprenante.



Black, red and Black (1968) par Mark Rothko

 

Vous comprenez pourquoi je tiens à ce que les deux oeuvres ne soient pas mises côte à côte. Celui-ci est propre à éclipser, brûler la toile de Vélasquez!...

On comprend aussi pourquoi la peinture figurative séduit autant quand on se trouve face à  une composition d'"enfer" telle que Les Ménines de Vélasquez. Elle est un régal pour moi qui aime me promener dans une oeuvre et m'approprier les divers éléments, décrire ce que je vois, éventuellement ce que j'imagine ou croit pouvoir comprendre, enfin même me projeter dedans comme étant l'"intrus" qu'on regarde: un troubadour débarquant avec sa guitare et qui leur chante une chanson intitulée Le Prince... 

 Je peux apprécier l'intensité spirituelle à travers la couleur d'un tableau abstrait de Rothko, qui est pour moi de l'impressionnisme abstrait (bien qu'il fasse partie de l'école dit de "l'expressionnisme abstrait"), puisque elles m'impressionnent, ses couleurs - enfin ici sa couleur - si vive. Mais c'est ennuyant du point de vue de l'écriture, non? Que peut-on dire qui ne soit pas à son image, qui ne soit pas abstrait? Il a peint un impressionnant ruban vermillon, incandescent comme la lave en fusion dans la partie inférieure d'un grand tableau tout noir, sinon, à part quelques endroits de vermillon noircit, presque invisibles. Certes on s'en prend plein les yeux tout d'un coup. Visuellement, le tableau de Vélasquez paraît terne et pâle (comme d'ailleurs devant un Van Gogh de La Chambre de Vincent à Arles et un Gauguin du Christ jaune.) Mais si je peux moins m'amuser et moins dire de choses sur l'oeuvre de Rothkoen en elle-même, je trouve intéressant de le mettre en vis à vis du chef-d'oeuvre de Vélasquez - et plus original de lui comparer une de ses oeuvres plutôt qu'une des Ménines de Picasso. Car, rappelons d'une part que le tableau Les Ménines a sa moitié supérieure plongée dans l'obscurité (mis à part la partie de châssis du tableau  - tableau dans le tableau - pourrait-on dire, mais c'est chose courante en peinture, surtout dans les autoportraits),  d'autre part que de l'oeuvre de Vélasquez, c'est précisément le vermillon la couleur la plus vive et celle qui se répète le plus. Chez Vélasquez, il est réparti et discret, chez Rothko il est concentré et exubérant - d'une intensité brûlante - qu'on peut voir comme l'expression abstraite de l'expression "être marqué au fer rouge", qu'on peut voir encore comme l'incarnation abstraite de ce qu'est un sujet brûlant d'actualité, ou la simple évidence d'une urgence, ou simplement l'incarnation de l'évidence à son niveau d'incandescence, ce qui s'impose sans mots dans un espace dénué de tout objet, forme de vie, et surtout de toute présence humaine autre que celle qu'il imprime par le pinceau, reflet en couleur d'un sentiment intérieur, ou projection d'une volonté de rendu ou d'impression par la couleur. On saisit que la tache vermillon au coin du tableau ou miroir dans Les Ménines est déjà une émergence de la peinture réduite à sa pure essence: la peinture elle-même, la couleur elle-même, la représentation du monde intérieur et non extérieur - qui chez Rotkho relève du conceptuel minimaliste et de la quintessence spirituelle - C'est une tache qui dit "Je suis". C'est le buisson ardent abstrait. Ce n'est plus la luciole, c'est la luciférine... C'est l'immanence insufflant la transcendance. Un fort sentiment religieux peut nous saisir. Ce peut être un sentiment du sacré, mêlant respect, crainte, voir effroi comme le saint des saints du Tabernacle pour ses officiants ou Yawhé "en personne" pour le peuple hébreu. La bande vermillon symboliserait alors l'interdit de l'entrée du tabernacle au non initié et en même temps incarnerait le sentiment d'effroi du peuple qui préféra déléguer la rencontre avec Dieu au médiateur Moïse, préférer qu'un chef, un maître à qui on donne tout pouvoir donne des tables de la Loi plutôt que de les trouver à l'intérieur de soi, comme l'a si bien expliqué Spinoza, contemporain nordique de Vélasquez. La bande incandescente peut symboliser aussi un dragon gardant les portes de l'inconscient. Il nous dirait en même temps qu'il faut une préparation pour franchir le seuil sous peine de brûler. On parlait plus haut de "sujet brûlant d'actualité" qu'incarnait le ruban incandescent, mais on peut le réduire à  "sujet brûlant", et celui-ci pourrait être sanguin...

 On voit donc qu'une peinture abstraite peut avoir un pouvoir suggestif très puissant, égale à son effet. Que ce monde abstrait peut être plus concret, ou moins abstrait qu'il n'en a l'air. Qu'il n'est pas forcément dénué de sens qu'il faut aller chercher, puiser. Il demande un effort plus grand, car rien ne peut nous distraire, nous soustraire à son pouvoir d'aimantation totale: d'ailleurs, elle a la forme d'un aimant. Là, nul chien auquel se raccrocher pour se soustraire un moment de l'aimantation de l'infante. On ne peut guère s'amuser comme dans Les Ménines ou toute autre composition figurative, s'y balader dedans d'un point à un autre, mais Le travail d'écriture dessus est tout à fait autre. Si un tableau comme celui de Rothko est pauvre au niveau de la description, il peut être très riche au niveau de la transmission - bien que l'épure nous renvoie plutôt au silence. J'étais plutôt incrédule, sceptique au début, au point de ne pouvoir écrire dessus qu'une ligne. Puis voilà que cette "langue de feu" opère (encore une autre image que je viens de trouver!). Et c'est par là - imprévisiblement - qu'on peut soudain plaire ou parler aux adeptes de figuratif ou aux rétifs à l'abstrait. De là maintenant à y voir la schématisation ou la géométrisation ou la "rectangliusation" ainsi que l'"incandescancisation" d'une langue de chien... Ne serait-ce pas alors celle du Cerbère?

Le silence a un langage, si on ne le savait pas, on le sait mieux maintenant qu'on y verrait presque la langue du silence.

En définitive, que ce soit devant une peinture figurative ou une peinture abstraite, on se retrouve devant un espace silencieux qu'on peut faire parler différemment parce qu'ils parlent des langages différents.

Du rien ou presque rien, du "silence en personne" (pourrait-on dire à la vue d'un tableau de Rothko où il n'y a vraiment rien à voir à part une bande vermillon sur fond noire) on peut tirer une Parole qui peut avoir la force symbolique d'un panneau routier. Du saturé de paroles, du foisonnement, on peut être renvoyé au mystère et au silence primordial (celui incarné par la partie vide du tableau de Vélasquez) et même en l'embrassant, le balayant, le contemplant du regard, sans penser, sans analyser, nommer, et encore moins décrire quoi que ce soit, regardant simplement sans vouloir comprendre quoi que ce soit, on est pris dans un silence captant et captivant, presque plus troublant et vertigineux à la longue. On est comme projeté dans un autre siècle. Le silence ici n'a rien d'impersonnel. Tous ces hommes ont le pouvoir de la parole et ne nous parlent pas. Il nous regardent, et ils ne savent pas par qui ils sont regardés et leur regard restera invariable; peut changer seulement celui extérieur au tableau, de celui qui les regarde le "regarder", moi en l'occurrence, qui suis non une représentation (précisément de personnes ayant existé), mais présent, en chair et en os. Car comment regarder véritablement quelqu'un qu'on ne voit pas et qu'on ne verra jamais (comme c'est le cas pour les personnes du tableau vis à vis de moi)?

De même que l'infante , nous regarde, la tête légèrement de biais, comme devant un miroir, alors que ce qu'elle voit, cherche à voir ou est invité à voir en elle est le reflet de ses parents présents dans leur absence par le tableau-miroir situé derrière elle, de même le spectateur est invité à voir en l'autre un miroir et à regarder en lui-même plutôt qu'un extérieur illusoire.

Enfin, je voulais dire que cette peinture de Vélasquez à laquelle je suis revenu et sur laquelle je veux finir, elle aurait pu être une photo, mais que cette photo même de la plus grande réussite esthétique n'aurait jamais pu créer sauf par des trucages ajoutés, le rectangle illuminé. Je sais aussi qu'un jour, les photos de moi ne seront qu'une représentation, mais il me réconforte qu'elles soient un reflet de mon âme et qui trouvera un écho et un éclairage dans mes écrits, mes peintures, mes sculptures ou mes chansons.  J'aimerais qu'on voit de moi plus l'enfant et le chien... Et vous?

 

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